Chère Claire,

Je te souhaite un bon début de vacances en famille. De mon côté, le dossier du stage d’enquête de terrain est rendu : ça y est ! Si tu savais les périples que nous avons affrontés ! Je vais t’en parler, mais il faut que cela ne te dissuade pas dans ton enthousiasme du début d’études en science politique.
Comme je te l’avais raconté, mon groupe a travaillé sur les maraîchers des Hortillonnages d’Amiens, les sept « Hortillons » en activité aujourd’hui. Tu veux savoir ce qui nous a le plus marqués ? André et Jeannine, mari et épouse, maraîcher et collaboratrice, ont donné la vie à onze enfants : quatre garçons sont devenus hortillons et une fille est maintenant collaboratrice de son conjoint maraîcher à Amiens. Deux des frères ont respectivement un fils et une fille qui seront les deux seuls maraîchers traditionnels annoncés pour la prochaine génération. Ne trouves-tu pas cette réalité intéressante ? C’est à partir de là que nous avons posé un premier axe de notre travail : la transmission patrimoniale du métier de maraîcher dans les Hortillonnages. Les entretiens avec le cadet et son épouse étaient très riches et complémentaires et je te conseille dans tes futurs dossiers de pouvoir t’entretenir avec les deux conjoints d’un couple. Le mari nous a raconté de quand, petit garçon, il aidait son père. Après le mariage, son épouse déplorait le temps qu’il dédiait à son travail et, suite à un licenciement, elle a choisi de le rejoindre comme collaboratrice. Les deux parents accompagnent leurs fils qu’ils disent « en préparation » pour devenir lui aussi maraîcher, mais cette formule m’étonne. Que voudrait-elle dire ? Est-il caché ici le mystère de la transmission du savoirfaire professionnel de père en fils que tant on a cherché ? Les réponses qu’on a eues de nos enquêtés n’étaient pas à mon sens enthousiasmantes. D’ailleurs, garde-toi bien de proposer tes questionnements directement à tes enquêtés. En mettant but-à-but les quelques entretiens qu’on a récoltés, les aspects assimilables à la transmission patrimoniale sont matériels (les terres, les ustensiles…), concernent les savoir-faire et les apprentissages spécifiques au métier et symboliques (les discours, les revendications, etc). Par contre, pour récolter ces premières informations dans le domaine de la sociologie des métiers, nous avons dû subir…je ne dirais pas des « refus de terrain », mais une vraie dénégation professionnelle de la part de nos enquêtés. Je vais t’expliquer. Avant même le stage d’enquête de terrain, je m’étais rendue au marché sur l’eau d’Amiens (le vrai!) pour une prise de contact directe avec les hortillons. Je me rappelle m’être adressée à une femme, sur la soixantaine, pas très grande, brune et avec la peau ridée. Le seul maquillage qu’elle portait était un trait azur sur la paupière inférieure et le mascara qui, trop abondant, pétrissait les cils inférieurs en les faisant ressembler à une série de traits noirs verticaux. Elle m’avait répondu au nom de son mari : le gel menaçait les cultures et les maraîchers n’étaient pas disponibles en cette période, tous impliqués à mettre en place les mesures pour préserver les légumes du froid. Une réponse rapide, sans même pas une hésitation et…sans avoir consulté son mari. Je n’ai plus croisé madame, jusqu’à notre visite au Port à Fumier de Camon où se tenait ce jour là le marché : la véritable aventure de notre enquête ! À notre arrivée des légumes étaient laissés sans custode sur une barque amarré au port qui donnait sur un petit parking, adjacent à la rue. L’heure du début du marché était arrivée et les légumes étaient encore sans surveillance. Mes deux collègues et moi, nous sommes assis sur un banc qui donnait sur la petite étendue d’eau des Hortillonnages. Après quelques minutes, un homme d’environ quarante-cinq ans rejoint la barque, y dépose une cagette et se tourne pour nous regarder. Après être reparti, une femme arrive au port à fumier et nous demande s’il n’y aurait pas eu le marché. Nous répondons que nos attentes sont les mêmes et elle repart (on aura fait perdre un client à ce marché). Après encore quelque minute, le même homme mince et au regard enquêteur se dirige vers la barque. C’était bien évidemment notre maraîcher que mon collègue a maintenant reconnu. Quand il laisse la barque, cette fois il se tourne vers moi avec un regard plus appuyé et après avoir un peu avancé il se tourne une deuxième fois vers nous. C’est à partir de ce moment que nous n’avons plus de doutes : notre arrivée a dérangé le maraîcher qui avait suspendu le marché. Que pensait-il de nous ? Ressemblions-nous, bien que jeunes, à des inspecteurs ? Y-avait-il eu des antécédents ? Avait-il eu des inspections sur son lieu de vente qui ont mis un lumière une quelconque affaire ? Quel rapport garde-t-il avec ces institutions ? L’heure passe et la sensation que nous avons n’est pas agréable. Nous décidons de rentrer à l’université et commençons à nous diriger vers l’arrêt du bus. À ce moment pile (quelle chance!) une fourgonnette descend la route face à nous et rentre sur le parking. La dame au volant jette un coup d’oeil aux légumes sur la barque et, sans hésitation aucune, se rend vers la sortie du parking. Quand elle s’arrête pour céder le passage aux voitures de la route principale, elle se retrouve à côté de nous (encore nous…) qui étions sur le trottoir. Spontanément, je lui adresse la parole pour lui demander si le marché aurait eu lieu. Quand l’image de ses yeux, maquillés d’azur, est reconnue par mon cerveaux, je l’entends dire : « Je ne suis pas du lieu ». L’accent picard est l’un des plus marqués que j’ai entendu à présent. La sensation qui m’envahit en ce moment est amère, inconnue pour moi, telle que seulement le mensonge peut laisser. Je n’insiste pas et elle part sur sa fourgonnette blanche. Nous rentrons, l’air blasé par ce dialogue. Mais les rencontres ne sont pas terminées. Un fourgon blanc – conduit par le maraîcher, ZULIANI Michela, M1 CITé accompagné d’un autre homme – longe la route à côté de nous vers le port à fumier : à notre départ, le marché pouvait alors commencer. Par réflexe, je fais demi tour. Un de mes collègues conseille de ne pas insister et reste sur place. Le troisième camarade veut en savoir plus. Seul, il regagne le port à fumier. Maintenant le maraîcher décharge sa camionnette et, sans arrêter son activité, il demande à mon camarade s’il a besoin de quelque chose. Mon collègue lui demande s’il était maraîcher. La réponse qu’il reçoit laisse sans voix : « Non, je ne suis pas maraîcher ». Nous rentrons définitivement à l’université. Que les professeurs ont beaucoup donné pour ce stage ! Même la consolation après cette expérience décevante. Il ne nous reste plus qu’à la raconter à nos camarades et à l’analyser.
Cette expérience de stage d’enquête de terrain a été plus complexe qu’attendu, mais très riche. Nous avions un terrain, une semaine entière pour le connaître au mieux qu’on pouvait à travers l’entretien biographique et l’observation ethnographique. Les enseignants nous ont accompagnés lors des entretiens pour nous aider à améliorer nos techniques et nous ont conseillé la littérature sociologique à lire. Dans un deuxième temps, de manière plus autonome, nous avons ordonné les informations et rédigé notre analyse à partir de la théorie. En plus, c’est une expérience qui a fondée une belle et chaleureuse unité dans notre promotion et une proximité éducative avec nos professeurs. Ce qui a été spécial pendant ce stage ? Le travail de groupe ! Mais ce dernier, il sert à apprendre autre chose : la patience. Tu connais les initiateurs du stage d’enquête de terrain ? Tu dois avoir lu leurs noms dans tes cours : S. Beaud et F. Weber, qui à l’Ecole Normale supérieure portaient ce projet pour soigner personnellement la progression de leurs étudiants.
Ma chère amie, je te laisse aux fêtes en famille et au recueillement de la fin d’année. Meilleurs voeux à toi !
À très bientôt !
Michela

Michela ZULIANI

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