Alors que nos hôpitaux publics souffrent depuis plusieurs années de coupes budgétaires, l’épidémie rencontrée par la France à l’heure actuelle met particulièrement en lumière la détérioration des conditions d’exercice du personnel soignant, et par conséquent les conditions médicales d’accueil des patients.
« Vous pouvez compter sur nous… l’inverse reste à prouver »
François Salachas
Cette phrase prononcée le 27 février 2020 par un neurologue de l’établissement public parisien de la Pitié-Salpêtrière membre du Collectif Inter-hôpitaux, à l’attention d’Emmanuel Macron, résonne d’une manière particulière en ce temps de crise sanitaire du Covid-19. Elle est reprise par de nombreux soignants qui souhaitent alarmer sur la situation des hôpitaux français.
Quel est l’état actuel des hôpitaux en France ? Pourquoi les soignants sont-ils à bout de souffle ? Pourquoi se mobilisent-ils pour sauver l’hôpital public ? Le personnel soignant dénonce depuis plusieurs années les trop faibles moyens alloués aux hôpitaux pour fonctionner, entraînant la fermeture de services notamment ceux d’urgences, la diminution du nombre de lits, l’augmentation du temps de travail, le manque de personnel et la baisse des salaires. On parle dans les médias des urgences « en tension ».
La crise du coronavirus qui touche la France en cette période oblige le gouvernement, depuis peu, puisqu’il fait la sourde oreille depuis un certain temps, à reconnaître cet état de crise que traverse l’hôpital public aujourd’hui.
En effet, alors que des mouvements de grève sont organisés par les soignants, plusieurs mois avant l’épidémie du Covid-19, leurs revendications ne sont que peu entendues. Cette mobilisation générale des hôpitaux de France, loin d’être la première du siècle, a duré pratiquement quatre mois et a rassemblé au moins 10 000 soignants malgré le plan d’urgence annoncé par l’ex-ministre de la Santé Agnès Buzyn en novembre 2019. Il est dès lors possible de constater le défaut de réponse du gouvernement face aux attentes du personnel soignant.
Il est faux de penser que cette situation est inédite. En 2009, il était déjà possible d’observer 10 000 médecins, agents hospitaliers, infirmiers et aides-soignants défiler dans les rues de Paris pour la défense de l’hôpital public.
Il est également important de remarquer que certains soignants, face aux problèmes sans réponses, choisissent tout simplement de quitter la fonction publique pour se tourner vers le secteur privé. C’est le cas de Jenny (le prénom a été modifié), infirmière libérale, que nous avons eu l’occasion de rencontrer. Elle soutient aujourd’hui disposer de meilleures conditions de travail, et qui-plus-est, qui ne se détériorent pas.
J’ai exercé pendant 10 ans au sein de l’hôpital public avant de le quitter… J’en avais assez des urgences et des hôpitaux. Ce n’était plus tenable.
Jenny, infirmière libérale depuis 9 ans
Alors, de quoi faut-il défendre l’hôpital public ? Ici, nous dirons plutôt de qui il faut protéger nos hôpitaux : derrière le dysfonctionnement des services d’urgences, se cache en réalité des choix politiques.
L’État, par la suppression de lits, favorise l’engorgement des services d’urgences et, de fait, des hôpitaux publics. Dès 1996, les pouvoirs publics souhaitent réduire de 100 000 lits le parc hospitalier français, soit près du tiers de sa capacité. Cela entraîne donc la fermeture de plusieurs établissements hospitaliers. Ainsi, dès 2002, on parle d’un « profond malaise » de l’hôpital public au sein duquel les conditions de travail se dégradent.
Comment réagit le gouvernement de l’époque à tout cela ? Ce qu’on peut assurément dire, c’est que ce dernier n’arrange pas la situation. Le gouvernement, par ordonnance, établit un nouveau mode de financement des établissements de santé français dans le but d’optimiser les dépenses et le fonctionnement des hôpitaux : c’est la tarification à l’activité (T2A). Elle incite les établissements à gagner en performance et en productivité pour garantir leur financement. Elle est jugée inefficace, puisqu’en 2017 le déficit des hôpitaux est deux fois plus important qu’il y a 10 ans.
Cette T2A est en réalité la traduction d’un tournant néolibéral des politiques de santé. Elle fragilise considérablement les hôpitaux publics qui sont contraints de multiplier leurs activités pour se financer tout en composant avec le manque de moyens humains et matériels qu’ils continuent de déplorer. Ce qui est reproché à la T2A, c’est sa logique de rentabilité.
Cette logique de résultats et de rentabilité est-elle appropriée au domaine sanitaire et social ? On pourrait encore aller un peu plus loin sur le rôle de l’État et évoquer la loi Hôpital Patient Santé Territoire (loi HPST), promulguée le 21 juillet 2009. Elle est à l’origine des mouvements de grève de 2009 précédemment évoqués. Cette loi a pour principal objectif de réorganiser et de moderniser l’ensemble de notre système de santé. Les soignants doivent répondre à des objectifs, à des « exigences bureaucratiques ». En réalité, cette loi ne répond ni au problème de financement des hôpitaux publics toujours en déficit, ni aux problèmes liés au personnel, aussi bien au niveau du manque de moyens humains qu’au manque en termes de matériel. La loi HPST découle tout bonnement de la Révision Générale des Politiques Publiques de 2007 (RGPP) : une nouvelle fois, l’objectif du gouvernement n’est pas de répondre aux besoins du personnel soignant et des hôpitaux, mais bien de réduire ses dépenses publiques.
La « crise des urgences » n’est ainsi que la conséquence la plus visible des choix politiques pris par les différents gouvernements depuis une dizaine d’années. Cette crise – généralisée désormais consensuellement en « crise de l’hôpital public » – est récurrente et intéresse de fait toujours divers acteurs. Des réponses sont d’ailleurs régulièrement proposées, aussi bien par des médecins que par des sociologues spécialistes des politiques publiques ou du système de santé, ou encore par des élus de divers partis. Deux d’entre elles, notamment, peuvent être retenues.
Le libéral : un recours ?
Il est juste de dire que certains se sont intéressés davantage à l’environnement de nos hôpitaux et aux solutions que ce dernier pouvait présenter. Certains entendent déléguer davantage de tâches aux infirmiers libéraux. En effet, depuis un certains temps, on propose de reconnaître les infirmiers libéraux comme des professionnels de santé de premier recours. Le but de cette délégation serait de soulager le personnel hospitalier et plus particulièrement les urgentistes. Patrick Chamboredon, président du Conseil national de l’Ordre des Infirmiers dit ainsi : « entre 10 et 60 % des patients qui vont aux urgences pourraient être pris en charge ailleurs, et notamment par des infirmiers » (20 minutes, 13 novembre 2019). Par ailleurs, une infirmière libérale que nous avons interrogée sur cette question n’était a priori pas opposée à cette délégation, à condition, bien sûr, que cette dernière ait les moyens nécessaires à l’exécution de ces tâches supplémentaires.
Nous reconnaître comme des professionnels de santé de premier recours ? Ça peut être une solution, encore faut-il que nous ayons les moyens adéquats et nécessaires pour exercer au mieux cette nouvelle fonction.
Jenny, infirmière libérale depuis 9 ans
Cette recommandation est semblable aux dénonciations courantes de la « bobologie », terme péjoratif qui désigne l’ensemble des maux bénins qui occasionnent des interventions ou des consultations médicales dites abusives, aux urgences notamment. Mais pourquoi la population se dirige davantage vers les urgences plutôt que vers les médecins de ville ? Il nous est permis de penser que le désengagement des médecins libéraux dans la permanence de soin et dans les zones rurales notamment (on parle de déserts médicaux) peut en partie expliquer ce phénomène. Ce désengagement des médecins libéraux a également été permis par les gouvernements successifs et les politiques qu’ils ont menées. De plus, il serait malhonnête de reprocher à la population d’être experte en santé : lorsque l’on a l’impression d’avoir un besoin urgent de recourir à une consultation médicale, il est naturel de se rendre aux urgences.
Les principales difficultés que je rencontre sont essentiellement liées aux liaisons avec les médecins, généralistes comme hospitaliers… ils sont débordés.
Jenny, infirmière libérale depuis 9 ans
Confiner les soins à domicile ?
D’autres encore évoquent le fait de recourir davantage à l’hospitalisation à domicile (HAD), la France étant supposément en retard sur cette pratique alors que de 2006 à 2016, la part de l’HAD a plus que doublé, passant de 2 % à 5 %. L’HAD permettrait selon cette idée de désengorger les hôpitaux, et ce, à moindre coût. En 2011, le coût moyen d’une journée d’HAD a été évaluée à 198 € : elle engendrerait ainsi 3 à 4 fois moins de dépenses à l’assurance maladie qu’une journée d’hospitalisation traditionnelle. Joëlle Huillier (du groupe parlementaire Socialiste), autrice du rapport de 2016 de la Mission d’Evaluation et de Contrôle des Lois de Financement de la Sécurité sociale (MECSS) de l’Assemblée Nationale, déclare ainsi que « le recours à l’HAD n’est pas assez fréquent en France. L’objectif est de lever les freins et que l’HAD devienne une priorité de santé publique ». Pour autant, favoriser l’hospitalisation à domicile afin de désengorger l’hôpital public semble être une solution qui contourne le problème, alors que les revendications des professionnels de santé restent l’augmentation des moyens pour leurs structures. En effet, est-ce à la population de supporter une hospitalisation à son propre domicile, alors que des structures sont prévues à cet effet, que le rôle des hôpitaux est bien d’hospitaliser quand on leur en donne les moyens ?
Les hôpitaux font en sorte que les patients sortent rapidement.
Jenny, infirmière libérale depuis 9 ans
On constate ainsi qu’au niveau des solutions, c’est toujours hypothétique, lent et peu convaincant. Ce qui est certain, c’est qu’en plein temps fort de cette crise pandémique, c’est bel et bien la société toute entière qui tient à apporter son soutien au personnel soignant.
À 20 heures, et dans plusieurs villes de France, les habitants confinés chez eux se donnent rendez-vous à leur fenêtre pour applaudir les soignants, qui sont un des corps de métier les plus exposés pour affronter la crise. La « guerre » comme la nomme Emmanuel Macron, qui de son côté semble préférer valoriser cet élan de solidarités entre les gens et appeler à la charité pour l’hôpital public plutôt que d’assumer son bilan morbide, et de prendre des mesures concrètes pour tenter de résorber celui-ci. En cette période, le manque de tests pour dépister le virus, de masques de protection, de blouses et de gel hydro-alcoolique notamment, se fait massivement ressentir, est dénoncé par l’ensemble de la communauté scientifique, et constitue bel et bien le symptôme d’une grande crise que le Covid-19 ne fait que mettre au jour.
Le gouvernement actuel (et pas uniquement) a donc une responsabilité centrale évidente dans la situation dans laquelle se trouvent les hôpitaux aujourd’hui. Alors que le personnel soignant alerte sur la situation depuis déjà plusieurs années, ce dernier ne cesse de multiplier les politiques symboliques.
Le 12 mars 2020, à la veille de la crise sanitaire du Covid-19, nous avons rencontré Florent Krim, praticien hospitalier qui travaille aujourd’hui dans un service de réadaptation physique, après avoir quitté l’équipe des urgentistes du CHU d’Amiens. Il décrit à son tour cette « crise de l’hôpital public », tant évoquée ces jours-ci, et qu’il considère grandissante puisqu’on ne l’appelait il y a peu que « crise des urgences ».
ML & SB – Bonjour Florent Krim, pouvez-vous nous dire qui vous êtes et ce que vous faites dans la vie ?
FK – Bonjour. Je suis Florent Krim, j’ai 46 ans, je suis praticien hospitalier c’est-à-dire médecin des hôpitaux depuis 2003, titulaire depuis 2006. Médecin c’est un métier, praticien hospitalier c’est un statut. J’ai travaillé, avant les urgences, comme vacataire à l’Education Nationale donc j’ai toujours été salarié (j’ai dû faire 1 semaine de remplacement en libéral dans ma vie). Après cette année de médecine scolaire je suis devenu praticien hospitalier jusqu’à aujourd’hui : aux urgences de 2003 à 2017 et depuis 2017 je travaille à 80% dans un service de réadaptation cardiaque au centre hospitalier de Corbie et à 20% aux urgences du CHU d’Amiens, où je continue d’aller. Être praticien, comme je l’ai dit, c’est un statut ; c’est-à-dire qu’il est régi par un genre de convention collective qui fait qu’on est nommé par la Ministre, notre carrière est gérée par une instance nationale et ce n’est pas comme un contrat de droit privé, comme il commence à en naître petit à petit : ce qu’on appelle les contrats de clinicien hospitalier, qui sont des médecins qui ont des objectifs, qui sont payés 4 fois plus que nous (enfin, pas 4 fois mais au moins quasiment 2 ou 3 fois plus que nous), ce sont des contrats qui durent 3 ou 4 ans, avec des objectifs à remplir, qui peuvent être divers et variés. C’est le truc pour garder les médecins hospitaliers à l’hôpital, une espèce d’intéressement. Ce statut de praticien est un statut de salarié, avec lequel on a des vacances, des RTT, on gagne moins que dans le privé : on n’est pas tout à fait fonctionnaire, ce n’est pas la Fonction Publique mais c’est un statut assimilé à celle-ci.
ML & SB – Qu’est-ce qui a motivé le fait que vous choisissiez de travailler dans le public et pas en libéral ?
FK – Qu’est-ce qui a motivé ? D’abord, c’est un peu idéologique. Mon père était médecin hospitalier (et fier de l’être), ma grand-mère était institutrice… Il y une tradition familiale de travailler dans la Fonction publique. Donc il y a cet aspect idéologique si on peut dire ça, et après, une vision du métier : ne pas avoir un rapport d’argent ou de commercial. On n’est pas dans un rapport commercial avec les gens. On est dans un rapport de service public, donc ça c’est quand même important. Puis sur un plan personnel, il y a quand même moins de paperasse, il y a moins d’administratif finalement puisqu’il faut que les libéraux aient un comptable, qu’ils récupèrent toutes leurs factures de soin…nous on ne s’embête pas avec ça. On a d’autres contraintes mais pas celles-là.
ML & SB – Pourriez-vous décrire une journée-type de votre métier ? Quelles sont vos tâches au quotidien aujourd’hui ?
FK – Alors mon quotidien d’aujourd’hui… Je travaille dans un service de réadaptation cardiaque qui est un service très intéressant parce que c’est un service où on fait à la fois ce qu’on appelle de la réadaptation, c’est-à-dire qu’on reçoit des patients qui sont malades, porteurs d’une pathologie cardiaque, une pathologie chronique qui, quand ils viennent chez nous sont en bonne santé. Il y a donc ce paradoxe qui fait qu’ils sont à la fois malade et à la fois en bonne santé. Et notre but, c’est qu’au bout d’un ou deux mois, selon les cas, ils se soient appropriés leur maladie parce que bien souvent, quand ils viennent ils ne connaissent pas leur maladie : elle vient de leur tomber dessus, ils viennent de faire un infarctus… Nous, on défend l’idée, c’est presque encore une fois un peu idéologique, que si tu connais mieux ta maladie, si tu l’as acceptée et intégrée dans ta vie…
ML & SB – Si on sait quand on va mourir ?
FK – Pas forcément quand on va mourir parce que avec une maladie chronique on n’a pas forcément de perte d’espérance de vie. Par contre, si tu ne prends pas en compte la maladie dans ta vie (ce qui veut dire bien prendre ses médicaments, alerter quand on a des signes, ne pas fumer, ne pas trop boire, manger sainement… toutes ces choses qui t’ont conduit à la maladie), si on ne change pas son comportement, si on fait l’autruche, si on fait semblant qu’on n’est pas malade, que rien n’a changé, on a eu un infarctus comme on a eu un rhume, la maladie va s’aggraver, elle va récidiver et au lieu d’avoir eu un infarctus sans grande conséquence, on va se retrouver avec une insuffisance cardiaque, avec un cœur très abimé, qui a beaucoup souffert de ces infarctus répétés et au final ce sera beaucoup plus grave que si on accepte de vivre avec la maladie. Ce processus là s’appelle l’éducation thérapeutique. C’est une première partie de mon travail.
L’autre partie de mon travail aujourd’hui c’est de faire faire de l’activité physique à ces patients cardiaques. Comme j’ai passé des diplômes de médecine du sport, j’ai appris que l’activité physique agit comme un médicament dans beaucoup de maladies chroniques, pas seulement pour les problèmes cardiaques. Ça permet d’agir sur l’autonomie des gens, sur leur qualité de vie, leur permettre de pouvoir faire des choses qu’ils ne pouvaient plus faire et bien souvent les gens sont limités dans leur vie quotidienne par la maladie plus parce qu’ils se sont mis en sédentarité, qu’ils ont arrêté de faire des choses. Souvent quand on a une maladie cardiaque, on s’entend dire « faut plus rien faire, faut plus rien faire » ce qui est une grosse bêtise. On peut encore faire plein de choses et le fait de s’arrêter, ça crée ce qu’on appelle la « spirale du déconditionnement » qui est un cercle vicieux. Moins on en fait, moins on est en capacité d’en faire, donc plus on a peur, plus on va se renfermer sur soi-même. Et ça c’est très mauvais parce que d’abord, ça « coûte cher à la société » parce que on devient improductif ou inactif, et puis ce ne sont pas des vies agréables pour les concernés. Ces deux trucs-là, ce sont donc des espèces de processus dynamiques dans lesquels on essaye de remettre les malades. Puis à côté de ça, on regarde leurs médicaments, on essaye d’être très précis sur les médicaments, c’est ce qu’on appelle l’optimisation thérapeutique. On regarde comment ils vivent au quotidien avec leur maladie : on leur donne des conseils, on leur dit « ça vous ne pouvez plus faire » ou au contraire « ça il faut vous bouger là-dessus ». Mon quotidien c’est donc d’accueillir ces patients, de les examiner, de faire un travail très médical d’abord et puis après dans la même journée, y a d’autres moments où on va plus avoir un travail multidisciplinaire. L‘éducation thérapeutique est multidisciplinaire par exemple parce que si un patient entend 5 fois la même chose dite de manière différente par l’aide soignante, par l’infirmière, par le médecin, par un enseignant en activité physique adaptée (EAPA), par le brancardier, ce sont peut-être les mots du brancardier qui vont le toucher. Donc dans ce service, c’est important que tout le monde soit formé à l’éducation thérapeutique. Ce n’est pas qu’apporter des connaissances médicales, c’est vraiment essayer de provoquer des changements chez les gens.
ML & SB – Quelle est la différence de ce métier avec celui que vous exerciez aux urgences ?
FK – Alors, c’est un travail complètement différent de ce que je faisais aux urgences, c’est vraiment la prise en charge de la maladie par l’autre bout de la lorgnette. Aux urgences, on est confronté à la maladie aigüe dans ce qu’elle a de plus aigüe, qu’elle soit médicale, chirurgicale, parfois sociale aussi. Aujourd’hui, je suis confronté à la maladie chronique dans ce qu’elle a de plus chronique, justement parce qu’une des conditions pour venir en réadaptation c’est d’aller bien, de ne pas être dans une phase aigüe de la maladie chronique. Une maladie chronique peut évoluer, il y a d’abord la phase aigüe puis elle peut évoluer selon l’état de santé et les types de maladie chronique. On va dire que l’idée c’est qu’elle évolue après vraiment de manière très linéaire, avec un état parfois de limitation fonctionnelle. On peut faire moins de choses, mais même dans ce « moins de choses », il y a une infinité de choses à faire. Donc effectivement c’est totalement différent. Ce n’est pas du tout le même rapport avec les gens.
ML & SB – Merci d’avoir présenté votre quotidien. Maintenant, pour en venir au sujet de l’article, la crise des urgences, et en partant de ce que vous avez connu matériellement dans le service des urgences, pouvez-vous dire que vous avez travaillé dans de bonnes conditions ? Quelle était l’ambiance avec l’équipe, dans le service ? Quel était le rapport avec les patients ? Est-ce que vous aviez l’impression de bien faire votre travail ?
FK – Aujourd’hui, je pense que ce que je fais est un travail normal. Alors, ce n’est pas idéal : quand je suis arrivé dans le service de réadaptation cardiaque en 2017, il y avait cinq personnes (des kinés ou des EAPA) pour gérer 35 patients. Un kiné est parti et n’a pas été remplacé. Maintenant, ils sont trois et demi (trois et un à mi-temps sur un autre service) pour gérer 50 patients parce qu’on a augmenté en capacité. Néanmoins, par rapport à ce que j’ai vécu aux urgences, il n’y a pas de communes mesures : les urgences c’est vraiment un autre niveau de complexité, de sentiment de faire de n’importe-quoi. Même si on ne fait pas vraiment n’importe-quoi, des fois on sent qu’on est maltraitant. On sait qu’on est maltraitant, au corps défendant, on le sait… ça fait partie des raisons pour lesquelles je suis parti, oui.
Je suis parti d’abord pour des raisons personnelles : à l’occasion d’une séparation, ce qui n’est pas anodin. Evidemment, cette séparation n’est pas uniquement liée à mon travail mais celui-ci rentre quand même en compte. C’était quand même un travail… moi des fois j’avais l’impression que j’allais mourir dedans. C’était vraiment devenu très compliqué donc j’ai eu besoin de faire d’autres trucs, de faire du sport, de m’investir ailleurs et aussi d’être moins présent à la maison… d’être de moins en moins présent en fait. Je ne vais pas me cacher derrière mon travail, mais c’est quand même un élément non-négligeable de l’équation. Après la séparation, il fallait donc que je parte des urgences parce que je ne pouvais pas imaginer ma vie d’homme à moitié célibataire/à moitié papa aux urgences, là j’allais mourir, c’était sûr. Ça voulait dire que je travaillerais une semaine sans faire de garde et que je cumulerais toutes mes gardes sur quinze jours : je n’aurais plus eu de vie personnelle. Parce qu’une des raisons pour lesquelles on choisit les urgences, c’est que ça dégage énormément de temps libre, et c’est normal parce que ce temps libre est généré par les nuits. Alors au début c’est génial, au début on trouve ça super, à 30 ans, on est en pleine force de l’âge. Et ce qui nous fait partir c’est aussi ça, ce qui fait partir les gens, c’est les gardes. Le « taux de rebond » comme on appelait ça à l’AMUF, parce que j’ai longtemps été administrateur de l’AMUF (Association des Médecins Urgentistes de France), c’est le principal syndicat des urgentistes français, c’est le syndicat de Patrick Pelloux, un combo AMUF-CGT. Quand j’étais administrateur, on étudiait un peu le taux de rebond, et le taux de rebond des urgentistes après 40 ans est de plus de 80%. Les 20% qui restent sont des gens qui prennent des fonctions de cadres ou de « managers ». Des gens qui sont réellement auprès des malades, « à la mine » comment on dit entre nous (ça veut tout dire), il y en a très peu passé 40-45 ans. Après, ces « managers » font aussi du travail de soin, mais plus ça avance, plus ils se retirent du travail de soin et sont plus dans des fonctions d’organisation, ce qui est compréhensible parce que c’est quand même un métier très dur. Et c’est les gardes, à partir d’un certain âge, qui poussent à partir, à cause du rythme notamment. Enfin moi en tout cas, j’ai trouvé ça très dur.
ML & SB – Est-ce que ce sont les conditions de travail qui se sont détériorées ou c’est vraiment avec l’expérience, avec le temps, avec l’âge ?
FK – Alors, je pense qu’il y a un peu des deux. Je pense que de toutes manières c’est un métier qui porte en lui cette idée que « les urgences c’est dur », même parfois quand les conditions sont favorables, parce que il n’y a pas beaucoup de patients, etc. Ca reste un métier dur : c’est dur de se lever la nuit, c’est dur d’avoir toujours le sourire, même quand tu viens d’enchainer 24H… Donc c’est un métier complètement dur. Les infirmières ne restent pas très longtemps non plus. Mais pour plein de raisons : par exemple, c’est un métier qui n’est pas du tout continu, c’est-à-dire qu’on est interrompu toutes les 2 minutes. On commence une tâche, on voit un patient, un infirmier rentre et dit « le monsieur du box 3 ne se sent pas bien », donc il faut se lever et que aller voir le patient. On revient, on essaye de taper son observation, « oh il y a monsieur X qui a mal », « il y a le labo qui cherche à vous joindre », « il y a un départ de SMUR »… on est en permanence dans un travail multitâches qui est hyper fatiguant nerveusement. Donc, par nature c’est un métier épuisant. Et effectivement, ce qui est sûr c’est que les conditions ne se sont pas améliorées. En fait, les généralistes libéraux se sont désengagés de ce qu’on appelle la permanence de soin. Ils ont été de moins en moins nombreux aussi, à leur décharge, leur population est vieillissante, vivant les 35h de leur famille, de leurs enfants, de leurs collègues, de leurs patients en faisant eux-mêmes 70/80h par semaine. Ils se sont dits « nous on a plus de 50/55 ans, il y a des urgentistes qui sont jeunes, ils vont prendre en charge les gardes ». Et ce n’est pas seulement une évolution française, en union européenne la naissance de ce métier a fait que la permanence de soin c’est devenu le job des urgentistes. Le prix à payer est assez lourd, on le voit. Après c’est sûr que, je ne voudrais pas dire de bêtises, mais le nombre de lits d’hospitalisation qui se sont fermés en 20 ans n’est pas non plus anodin dans cette histoire. Les urgences sont comme un entonnoir : ce n’est pas compliqué, si on fait passer de l’eau dans l’entonnoir ça coule, si on ressert le goulot, ça coule mais ça risque de déborder, si on commence à y mettre des cailloux et que ça se bouche, là c’est carrément compliqué. C’est un peu ce qui se passe, c’est-à-dire que même si les urgences peuvent fonctionner, si ensuite il n’y a pas de lit d’aval disponibles, ça ne peut pas marcher. La crise, du coup, a été très difficile et a été un gros travail syndical qui porte relativement ses fruits aujourd’hui, quand on voit le nombre de soignants qui se mobilisent. En 2003, c’était la « crise des urgences », aujourd’hui c’est « la crise de l’hôpital public ». On sait très bien que les urgences ne sont que le symptôme du problème, que si on ferme des lits, aux urgences on n’a plus de possibilité d’hospitaliser par la suite donc, forcément le système va se gripper très vite. De même, dans le cadre de cette politique de réduction des lits, en chirurgie ils ont fermé un nombre de lits complètement fou. Et puis derrière tout ça, il y a une autre logique, la logique de tarification des hôpitaux (T2A). C’est-à-dire qu’un hôpital est financé aujourd’hui par son activité donc si un chirurgien veut que son service fonctionne, il n’a pas intérêt à le remplir avec autre chose que des patients qui relèvent de sa spécialité, de maladies ou interventions qu’il va maîtriser. Pour moi, cette manière de fonctionner pour le financement des hôpitaux, c’est un non-sens. Le chirurgien est devenu effectivement comme un chef d’entreprise, on lui a dit « t’opères 400 hanches par an », voire pire, maintenant s’il est clinicien hospitalier, il doit en opérer 450, il doit faire concurrence à la clinique… Les cliniques, ce sont des prédateurs, ils réfléchissent en termes de parts de marché.
ML & SB – Et tout ce qu’ils ne prennent pas, c’est vous, l’hôpital public, qui prenez ?
FK – Evidemment. Et la concurrence est évidemment déloyale, parce que nous on a une obligation d’enseignement, de recherche. Ce qui est très bien, c’est aussi pour ça qu’on va dans le public ! Mais ce sont des charges qui se rajoutent sur nous. Nous, on prend tout le monde : les problèmes sociaux, la psychiatrie… Aux urgences par exemple, c’est très facile. Le privé, eux, ils ont réglé le problème : ils ne prennent pas de psychiatrie, puisque leur laboratoire, leur « module urgence » de laboratoire, ne peut pas tester de dosettes toxiques en urgence. Donc ils ne peuvent pas prendre d’intoxications médicamenteuses, de tentatives de suicide, de gens alcoolisés. Donc déjà au départ, ils ne se posent même pas de question, quoi. Tout ça montre que oui évidemment, le système, les conditions de travail se sont dégradées. Et ce qui nous attend, c’est pire. C’est exactement la logique : c’est très bien décrit par Naomi Klein, moi je l’ai compris en la lisant : elle dit qu’en fait ils ne ferment pas les services publics, ils les vident de leur substance. C’est-à-dire que, ce qu’on fait, c’est qu’on ne dit pas qu’on va fermer les urgences de Doullens, on va les fermer en nuit profonde de minuit à 8h du matin, parce qu’il n’y a que 3 patients qui viennent. Progressivement, toi qui travailles au SAMU, à 22h30 tu sais que tu ne vas pas envoyer là-bas un petit vieux qui n’est pas bien, tu vas l’envoyer à Amiens où ce n’est pas fermé. Les gens en parlent de ça, ils savent, ils ont conscience, moins confiance, ils vont aller à Abbeville ou à Amiens, où c’est ouvert plus tard. Donc, à 20h ils hésiteront moins entre Amiens et Doullens. Et puis au bout de 4 ans, on fait un bilan de cette fermeture en nuit profonde, et on se rend compte que c’est maintenant entre 20h et 00h qu’il n’y a seulement 3 patients. Et voilà, et petit à petit on grignote. Alors ça, ça peut être vu comme de la politique fiction. Les urgences de Doullens marchent encore… mais récemment ils se sont posé la question de les fermer parce qu’il n’y avait pas assez d’urgentistes. Donc ça n’est pas encore tout à fait de la politique fiction, surtout que ça s’est fait ailleurs, dans d’autres endroits.
Financièrement parlant, il y a des lobbys de fédérations d’hospitalisation privée qui poussent pour faire une convergence de tarification entre le public et le privé qui est horrible. Tu vois, un gros accident : toi, CHU, pour recevoir, pour être fonctionnel, il faut que tu aies un urgentiste, un chirurgien du ventre, un chirurgien de la tête, un chirurgien des membres, un chirurgien du thorax, un anesthésiste, des infirmiers anesthésistes (parce que c’est la loi, pas toujours respectée dans le privé), des brancardiers, des infirmiers dans la salle de réveil, etc. Tout ça est complètement invisible et fait qu’en cas de convergence de tarification, la concurrence est totalement déloyale. Cette tarification à l’activité, la convergence absolue… on commence à revenir dessus parce qu’on se rend compte que ça n’est pas possible. Ce sont des dogmes néolibéraux qui ont bien abimé notre environnement de travail, même si, encore une fois, ce que je disais en préambule reste vrai, c’est un métier qui par nature est très difficile, qui par nature use beaucoup. Parce que, même dans les moments sympa, il faut quand même se le vivre, d’anticiper qu’il faut que tu travailles 2 week-ends par mois, que tu seras dans un état de fatigue chronique, etc.
ML & SB – D’après ce que vous racontez, la réponse est presque intuitive, mais avez-vous déjà envisagé de quitter l’hôpital public pour aller dans le privé ?
FK – Non, justement. C’était une des grosses difficultés au moment de ce tournant. Je voulais absolument rester dans l’hôpital public, parce que c’est ma philosophie, c’était mon projet de départ, et aussi pour des raisons plus bassement personnelles. Comme tu vois dans cet environnement général (il montre le bazar de son salon), je ne suis pas l’homme le plus organisé de la Terre et donc je n’ai pas envie de m’embêter avec la paperasse ! Et puis ça ne m’intéresse pas d’être dans ce rapport commercial avec les gens, ou avec les confrères qui t’envoient des malades… Alors que les urgences dans le privé, c’est quand même globalement un peu la même chose en moins intéressant parce qu’ils ont des pathologies très répétitives, des pathologies simples parce qu’ils ont intérêt à sélectionner des pathologies simples. Nous, on a au moins l’intérêt du boulot. Ils ne trouvent pas ça très intéressant parce qu’ils ont l’aspect social. Moi j’aimais bien et j’aime toujours la psy et le social donc ça me dérange pas, mais ce n’est pas partagé forcément par tous mes collègues, y compris dans le public. Je l’ai quand même envisagé, mais je n’ai jamais trouvé un projet vraiment sérieux qui m’accroche et puis j’ai eu du pot, j’ai eu un petit coup de chance avec ce poste actuel qui est vraiment tombé exactement au bon moment dans ma vie. Au départ j’avais plus un projet d’aération du cerveau, et comme je faisais pas mal de sport, je me suis dit que j’allais passer le diplôme de médecine du sport, que j’allais utiliser mes crédits de formation continue pour faire ça. Ma cheffe m’a regardé un peu en se demandant ce que je faisais. Elle a été cool, elle m’a laissé faire et puis après j’ai eu des opportunités que j’ai saisies.
ML & SB – Pour revenir sur votre temps aux urgences, vous dites avoir été administrateur de l’AMUF. Pourquoi avoir fait ce choix de s’engager dans une organisation de défense des droits, une sorte de syndicat ? Pensiez-vous cela nécessaire ?
FK – Alors, d’abord parce que, moi j’ai choisi les urgences au départ pour justement ce côté un peu « cols bleus » de la médecine. Déjà, il y avait un côté un peu aventure qui me plaisait, il y avait un peu un côté de médecine un peu… pas hyper scientifique, peut-être… mais en tout cas, une médecine vraiment au contact de la société. J’allais me colleter avec la vraie vie, j’allais voir des vrais trucs. Puis y avait ce côté « c’est un métier qui démarre, qui débute ». Avant, ça n’existait pas. Quand j’étais étudiant en médecine, quand j’ai eu le concours de médecine, j’ai fait le premier stage aux urgences. On avait un stage d’infirmier à faire quand on avait le concours, c’était la première fois que ça se faisait et j’avais déjà demandé les urgences, donc déjà j’avais de la suite dans les idées. Les premiers praticiens hospitaliers sont d’ailleurs quasiment tous partis depuis (il n’y en a plus qu’un qui est à mi-temps parce qu’il a des problèmes de santé malheureusement), ils ont changé de job. C’étaient les premiers praticiens hospitaliers urgentistes, ce qui remonte à 1994-95, ça ne fait pas non plus une éternité. Les urgentistes n’existaient donc pas, le mot même n’existait pas. Il est arrivé vers les années 2000 avec la série Urgences. Au départ, ça s’appelait les « urgentologues », ça s’est même appelé les « oxyologues » (c’est-à-dire les spécialistes de l’oxygène), ou les « SMURistes », pour ceux qui faisaient plutôt du SMUR. C’est vrai que quand j’étais étudiant, Pelloux et les autres c’étaient les premiers urgentistes. Ils se battaient déjà parce qu’ils n’avaient pas de statut justement, ils n’avaient pas accès au statut qui était réservé aux grands médecins. A un moment donné, ils ont dit « attendez nous les urgences c’est nous qui les faisons tourner, on a des postes d’assistants, des postes précaires, ouvrez-nous les postes d’urgence ! ». J’ai été évidemment séduit par ce côté syndicaliste, grande-gueule et c’est une des raisons pour lesquelles je suis aux urgences. Mais aussi parce que quand j’étais gamin, j’entendais toujours parler des « cow-boys du SAMU », ça me faisait rêver. C’est un métier de rêve, mais le prix à payer est lourd et ça a été long d’en partir, parce que j’y ai mis pas mal de cœur mais c’était nécessaire, c’était obligatoire.
Mathilde Lalouette et Sabrina Barja
L2 Science Politique